Le débat sur la réglementation des technologies de l’information et de la communication en Haïti revête d’une importance capitale pour le bien-être collectif. La conjoncture haïtienne marquée par l’apologie de la violence en ligne et la propagande des groupes armés mettant en danger la sécurité nationale suscite l’interrogation sur les organes compétents pour réguler les contenus en ligne. Ce questionnement fait écho aux tentatives de réguler ces contenus par les organes judiciaires. En effet, au courant du mois de novembre 2024, on a vu une note du parquet de Port-au-Prince, menaçant les personnes publiant des contenus violents sur les plateformes numériques et l’image des cadavres en vertu de les articles 6 et 139 du décret accordant le monopole des services des télécommunications a l’Etat, circulée sur les réseaux sociaux. Cette référence du parquet appuie l’affirmation du Conatel dans son ouvrage « Cadre juridico-réglementaire des télécommunications » selon laquelle le secteur reste réglementer par le décret susmentionné, en dépit de l’avis des experts sur l’inadaptation de ce texte à la réalité technologique et sociale, en arguant que celle une loi en abroge une autre. Si cet argument repose sur un principe établit par le droit haïtien, notamment l’article 3 du code civil haïtien. Cependant, à nos jours aucune confrontation du texte n’a été faite avec d’autres règles de droit dans la législation haïtienne. Dans cet article, nous visons à passer en revue les défis mettant en question l’applicabilité des dispositions du décret au contexte technologique, économique et social.
Avant même de poursuivre notre analyse, il appert de présenter le texte qui sera analysé.
Structure et objets
Le décret du 12 octobre 1977 publié dans Le Moniteur no 80-A du 21 novembre
1977 comporte 8 Titres et 157 articles.
Le texte réglemente, en vertu de la distribution des titres : la
télégraphie, la téléphonie, la radiodiffusion, les radiocommunications, les
sanctions administratives…
Une lecture attentive du décret permet de classer ses dispositions en ces
catégories : a) les dispositions sectorielles s’appliquant aux opérateurs
du secteur des télécommunications encadrant l’installation et le fonctionnement
des services de télécommunications ; b) les dispositions techniques
définissant les normes et classifications techniques des
télécommunications ; c) et les dispositions d’ordre général qui ont une
incidence directe sur les utilisateurs finaux ; d) et les dispositions
sectionnaires qui définissent les infractions et les sanctions applicables en
cas de non-respect des dispositions du décret.
Les télécommunications explicitement prévues par le décret sont : la télégraphie,
la téléphonie, la radiodiffusion, la musique dirigée, le service d’antenne
communautaire, la diffusion en circuit fermé, les stations radioélectriques des
moyens de transports, le radioamateur, les radiocommunications. Cependant, l’article
79 prévoit que les services spéciaux non prévus dans le décret seront soumis
aux normes réglementaires pertinentes. Laissant pour ainsi dire la liberté au
régulateur de réglementer les autres services émergents par des actes
règlementaires.
Ces classifications nous faciliteront l’analyse des dispositions du décret.
En effet, nous croyons que malgré les exploits du texte à son époque,
l’application du décret reste un véritable défi en raison du contexte
technologique qu’il a été adopté, les changements dans la logique du marché, ses impacts sur les droits
fondamentaux et le paradigme autour de la régulation soutenu par ce dernier.
Contexte technologique
différent
Le décret sur les télécommunications doit faire face aux défis de l’évolution
des technologies de l’information et de la communication. En effet, au moment
de sa promulgation, les téléphones mobiles étaient encore à la première génération,
alors qu’aujourd’hui nous en sommes a la cinquième génération (5G). La même
logique vaut pour les ordinateurs. Par ailleurs, de nombreuses technologies
n’avaient pas encore fait leur apparition sur le marché, c’est le cas de la
blockchain, de l’intelligence artificielle, l’informatique en nuage, le big
data, l’internet des objets connectés et des réseaux sociaux. Ces technologies
ont des caractéristiques différentes et requièrent des règles nouvelles.
La convergence technologique qui s’est développe à la fin du 20eme siècle
a renforcé cette nécessité de revoir nos manières de réguler les technologies
de l’information et de la communication. En effet, si a une certaine époque, il
fallait un récepteur distinct pour appeler, regarder des vidéos et autres
taches, avec la convergence, il est possible d’accéder aux différentes
utilisations sur un seul appareil. Cette convergence technologique trouve sa
plus grande application dans les téléphones intelligents qui nous permettent de
téléphoner, regarder la télévision, faire du pari sportif, recevoir des
courriels et interagir avec nos proches en instantanée. Alors que dans le
décret les différents services sont traités séparément, la convergence
technologique a tendance à les fusionner.
Par ailleurs, la production et le traitement des données de masse fait émerger
de nouvelles inquiétudes sur leurs exploitations illicites et l’impérativité de
les protéger. Ces évolutions requièrent que l’on redessine les responsabilités
des régulateurs et l’intervention étatique.
Au contraire de la monopolisation de l’Etat sur les télécommunications affirmé
par le décret, les changements dans la logique du marché, notamment dans les
pays comme en France et les États-Unis est la libéralisation du marché. Cette libéralisation
implique que l’Etat est obligé de revoir ces outils de facilitation de la
concurrence loyale et la protection des consommateurs.
Nouvelles approches de
régulation
Cette évolution technologique a indubitablement changé les approches de régulation
des télécoms. En France, par exemple, une loi 1996 franchit a érigé la
fonction régulation en autorité administrative indépendante : l’ART
(Autorité de régulation des télécommunications) qui deviendra Arcep par
intégration de la régulation postale et changement de vocabulaire de
télécommunication en communication électronique (Autorité de régulation des
communications électroniques et des postes). Cette loi transforme France
Télécom en une société anonyme de droit privé dont le capital est ouvert sur
les marchés boursiers. En Haïti, une proposition de 2008 a tenté de créer une
nouvelle autorité de régulation des communications électroniques. Cette loi n’a
jamais été adopté par le parlement haïtien. Par ailleurs, en dépit du
changement juridique, la Teleco, a été transformé en une société anonyme dans
le cadre d’un accord entre le Vietel group du Vietnam et l’Etat haïtien. Ces
faits témoignent de la volonté de l’Etat de faire évoluer la régulation des télécommunications
qui doit se concrétiser juridiquement.
À ce niveau de notre discussion, il est important d’établir la différence
entre la régulation technique et la régulation des contenus.
Le régulateur technique attribue par exemple les fréquences assignées à
l’audiovisuel, des conditions optimales d’utilisation pour les professionnels
et des normes d’exploitation des signaux électriques et définir les standards
dans son secteur. C’est le cas pour l’ICANN dans l’écosystème d’Internet. Alors
que le régulateur de contenus intervient dans la lutte contre la manipulation
de l’information et les discours haineux, pour ne citer que ces exemples.
Dans le cas du Conatel, son rôle jusqu’à présent ressemble davantage aux
descriptions d’un régulateur technique et économique des télécommunications.
Quant à la régulation des contenus, ce rôle n’est attribué à aucune autorité
spécifiquement dans le pays.
Par ailleurs, l’évolution des technologies et du marché nécessite que l’on revoie
notre approche de la régulation verticale. En effet, les régulateurs des différents
aspects des TIC interviennent de manière verticale alors que d’autres approches
horizontales pourront être explorées afin de favoriser le développement des TIC
en Haïti. Par exemple, l’Etat pourrait inciter les entreprises privées à jouer
un rôle plus actif dans le développement des infrastructures numériques et
exploiter leur expertise du marché pour une régulation plus efficace des télécommunications.
En d’autres termes, il appert de trouver des outils pour faciliter une
implication active des différentes parties-prenantes dans la régulation et le développement
du secteur.
Impacts sur les droits humains
En plus des défis posés par la convergence technologique, l’évolution des
technologies comme le block Chain, l’informatique en nuage et l’internet des
objets connectés, ainsi que les nouvelles approches de régulation axées sur la libéralisation
du marché et la protection des consommateurs. La conformité avec les principes
des droits fondamentaux laisse planer des doutes sur l’application de certaines
dispositions du décret sur les télécommunications.
L’article 51 Décret du 12 octobre 1977 par exemple soumet les
informations divulguées par les radios aux critères d’exactitude, d’objectivité
et d’impartialité et doivent provenir de sources autorisées au moment de la
transmission. Cet article peut reposer sur la préconception qu’il existe qu’une
seule vérité incontestable et toutes déclarations contraires à celle-ci sont
fausses. Ces dispositions sont incompatibles avec le principe 7 de la
Déclaration de principes sur la liberté d’expression qui dispose : L’assujettissement
de l’expression à des conditions prédéterminées, telles la véracité,
l’opportunité et l’impartialité, imposées par les États sont incompatibles avec
le droit à la liberté d’expression reconnu dans les instruments
internationaux. En outre, elles impliquent que toutes les informations
de la radio non conformes à ces critères doivent être censurées préalablement.
De telles conditions violent le principe de l’imposition ultérieure de la
responsabilité prévue par l’article 13 de la Convention américaine des droits
de l’homme.
Un autre exemple est les articles 6 et 9 du même décret qui sont ainsi
libellé :
Article
6.- Les Télécommunications susceptibles de troubler l’ordre public, la
sécurité nationale, les relations internationales, la morale et les
bonnes mœurs ou la vie normale de la société et ses institutions ne sont pas
acheminées.
Article
9.- Toute personne qui a connaissance de l’existence ou du contenu de la
correspondance des télécommunications est obligée de garder le secret,
sauf dans les cas prévu à l’Article 6.
Ces articles prévoient des critères stricts d’acheminement des télécommunications
imprécis qui risquent d’être mobilisés pour porter atteinte aux droits
fondamentaux, notamment la liberté d’expression. Cela peut avoir une incidence
directe sur la pluralité des opinions et la circulation de l’information. Ils impliquent implicitement qu’une
surveillance active doit se porter sur les contenus des télécommunications afin
de détecter les menaces, des dispositions qui mettent en danger la vie privée
dans le cadre des utilisations des télécommunications.
En somme, l’obsolescence du décret est un truisme. Les normes techniques et
les définitions adoptées ne prennent pas en compte l’évolution technologique.
En outre, alors que le décret traite de manière séparée ces services la
convergence technologique a tendance à fusionner ces derniers. Encore, le modèle
de la monopolisation étatique des télécommunications est dépassé et contraire à
la concurrence et la libéralisation du marché qui considéré comme des éléments
indispensables au développement économique. Par ailleurs, l’absence de
dispositions garantissant la libre concurrence risque de décourager les
investissements et de freiner l’innovation dans ce secteur. Enfin, l’absence de
dispositions protégeant les données personnelles, la vie privée, pour ne citer
que ces exemples créent de l’insécurité juridique pour les utilisateurs finaux.
En guise de conclusion, plairons à nous rappeler que le décret du 12
octobre accordant le monopole des télécommunications a l’Etat est très
prescriptif dans sa nature et ne laisse pas trop de marge de manœuvre aux
acteurs du secteur ni n’incite pas à l’investissement qui pourrait favoriser le
développement économique. Dans ce cas, il devient une urgence pour le prochain
parlement de réviser le projet de loi de 2008 sur les communications
électroniques et de voter cette version révisée afin de garantir une meilleure
réglementation des télécommunications en Haïti. Et ainsi favoriser l’innovation
et le développement économique tout en offrant des garanties robustes
protégeant les droits fondamentaux.