Les révélations d’Edward Snowden sur la
cybersurveillance des Etats-Unis d’Amérique à travers le projet
« PRISM » est l’un des évènements majeurs qui ont mis le projecteur
sur les menaces que doivent faire face les droits fondamentaux à l’ère du
numérique. Ces révélations nous ont appris que les gouvernements ne sont pas
toujours animés par les meilleures intentions dans le cadre de l’utilisation
des technologies de l’information et de la communication. En 2021, le rapport
d’AccessNow « LE RETOUR DE L’AUTORITARISME NUMÉRIQUE : les coupures
d’internet en 2021 » a fait état de
plus de 182 incidents de coupures d'internet dans 34 pays à travers le monde[1]. Par
ailleurs, la découverte du logiciel espion Pegasus développé par l’entreprise
israélienne NSO group qui a été utilisé par des régimes démocratiques et
autoritaires pour espionner des journalistes, des défenseurs de droits humains
et des opposants politiques[2]
vient réaffirmer les menaces que posent les TIC.
Tous les partenaires d’Haïti, notamment l’ambassade
des Etats-Unis en Haïti et l’UNESCO, s’accordent pour dire qu’il n’existe pas
de preuves que l’Etat haïtien utilise les TIC pour surveiller et contrôler
l’exercice de la liberté d’expression. Toutefois, sans un mécanisme transparent
de contrôle, nous ne pouvons pas avoir une décision finale. Le plus important est
que l’Etat donne des garanties qu’il ne s’immiscera pas dans l’exercice de
l’expression par le biais des TIC.
Bien qu’il n’existe pas de preuves avérées de
surveillance gouvernementale de l’expression par l’entremise des TIC, cela ne
signifie pas qu’il n’existe pas de risques inhérents à ce domaine. En effet, le
décret portant création, organisation et fonctionnement de l’Agence nationale
d’Intelligence (ANI) en date du 26 Novembre 2020 a suscité de nombreuses
interrogations quant au respect des droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression.
Le paragraphe 5 de
l’article 5 du décret dote l’ANI, des attributions de « participer à la
surveillance des individus et groupes susceptibles de recourir à la violence et
de porter atteinte à la sécurité nationale et la paix sociale ; concourir
à la fonction de surveillance du territoire ; collecter et traiter les
données y relatives, concourir à la prévention et à la répression des actes de
terrorisme… ».
La Fondasyon
Je Klere dans son commentaire sur le
décret a avec sagacité fait remarquer que : « Les mesures de surveillance ou de collecte des
données peuvent prendre aujourd’hui les formes telles la surveillance exercée
sur les appels téléphoniques des individus ou émanant de locaux professionnels
(bureaux d’avocats, de juges, d’experts comptables, de notaires, de
commerçants, organes de presse, …) l’interception des
communications, la restriction du secret de la correspondance, des envois
postaux et des télécommunications, le courrier électronique et la consultation
de l’Internet, la surveillance de l’usage de systèmes de messagerie
électronique, la pose de micros par la police dans un lieu privé dans le cadre
d’une information judiciaire, la sonorisation des lieux de détention,
l’utilisation d’appareil d’écoute téléphonique, perquisitions, l’enregistrement
vidéo d’un individu au poste de police et la diffusion de cette séquence à la
télévision, la conservation des empreintes digitales et données ADN, les
saisies, y compris la saisie de fichiers informatiques et de messages
électronique[3]. »
Les craintes de la Fondasyon et des autres acteurs
de la société ne sont pas anodines. Par crainte de représailles, plusieurs
professeurs et experts ont refusé de commenter la création de l’Agence après
sollicitation du journal en ligne Ayibopost. Selon ce qu’a rapporté le
journal : La
majeure partie des experts contactés par AyiboPost refusent de s’exprimer
publiquement sur la décision du président Jovenel Moïse de créer l’Agence
nationale d’intelligence à travers un décret pris le 26 novembre 2020. Ils
avancent avoir peur d’éventuelles représailles, de la part des agents de cette
nouvelle structure. Ainsi, deux avocats, deux historiens, un recteur et trois
politiciens contactés ont tous décliné nos demandes d’interviews. « Le
bâtonnier Monferrier Dorval est assassiné pour avoir osé dire ce qu’il pense »,
argumente au téléphone un des historiens.[4] »
Ce décret constitue non seulement une violation des
droits humains, mais il sert également d’instrument dissuasif contre les
éventuels opposants du pouvoir. L’un de ses effets est de pousser les individus
à s’autocensurer. Malheureusement, il n’existe pas de données sur la
mobilisation de l’Agence ou sur sa dissolution par l’Etat. Par ailleurs, ce
texte met en évidence la volonté des politiques de recourir à la surveillance,
bien que certaines personnes peuvent arguer que le gouvernement haïtien ne
dispose pas des ressources techniques pour mettre en œuvre une cyber
surveillance. Cependant, il convient de souligner qu’en absence de données
publiques sur les actions du gouvernement dans ce domaine, ainsi qu’un
mécanisme transparent permettant à la société civile de contrôler les actes du
gouvernement au niveau technologique, nous ne pouvons avoir d’opinions
définitives.
En outre, il faut signaler les prérogatives
qu’octroient Loi du 21 février 2001 Relative au Blanchiment des Avoirs
Provenant Du Trafic Illicite de la Drogue et d’Autres Infractions Graves
(Moniteur # 30 du 5 avril 2001) aux juges d’instruction et au doyen des
Tribunaux de première instance (TPI) :
Article
3.3.1 Afin d’obtenir la preuve de l’infraction d’origine et la preuve des
infractions prévues à la présente loi,
Le Doyen
du Tribunal de Première Instance territorialement compétent ou le juge
d’instruction saisi de l’affaire peuvent ordonner, pour une durée maximale de
trois mois, renouvelable une fois seulement :
a.- Le
placement sous surveillance des comptes bancaires et des comptes assimilés aux
comptes bancaires ;
b.-
L’accès à des systèmes, réseaux et serveurs informatiques ;
c.- le
placement sous surveillance ou sur écoute de lignes téléphoniques, de
télécopieurs ou
de moyens
électroniques de transmission ou de communication ;
d.-
l’enregistrement audio et vidéo des faits et gestes et des conversations ;
e.- la
communication d’actes authentiques et sous seing privé, de documents bancaires,
financiers et commerciaux.
Ils
peuvent également ordonner la saisie des documents susmentionnés.
Cependant,
ces opérations ne sont possibles que lorsque des indices sérieux permettent de
croire que ces comptes, lignes téléphoniques, systèmes et réseaux informatiques
ou documents sont utilisés ou sont susceptibles d’être utilisés par des
personnes soupçonnées de participer aux infractions visées à l’alinéa 1er du
présent article.
La
décision du Doyen ou du juge d’Instruction est motivée au regard de ces
critères.
Additionnellement, à la suite des violences qui ont
mené à la libéralisation d’environ 4000 prisonniers a la prison civile de
Port-au-Prince et le piratage des radio communications par les bandits, il est
attendu une augmentation de l’usage des policiers et des organes de défense des
technologies numériques.
En l’absence d’un mécanisme de reddition de comptes
sur l’utilisation de ces pouvoirs par les officiers judiciaires, il est
impossible d’évaluer les usages abusifs et de protéger les victimes ainsi que
demander des réparations à qui il est dû.
La surveillance des actes pouvant porter préjudices
à la sécurité nationale et le développement économique du pays est
indispensable. Cette surveillance permet de contrôler les actes des ennemis de
la nation visant à saper ses fondements ou les fraudes fiscales et douanières,
pour ne citer que quelques exemples. Nonobstant, il est indispensable de
soumettre la surveillance gouvernementale à la reddition des comptes d’un
organisme indépendant et d’autres institutions tel qu’un organe de protection
des données personnelles. Par ailleurs, elle doit être transparente,
responsable et soumise à un contrôle exercé par un mécanisme incluant la
société civile.
L’action de l’ancien président Jovenel Moise ne
devrait pas laisser la société académique indifférente, mais plutôt déclencher
un examen attentif des actions du gouvernement dans le domaine du renseignement
et la surveillance de masse. Une étude approfondie dans ce domaine serait
essentielle pour évaluer l'impact de telles politiques sur les droits
individuels et la vie privée des citoyens. Il convient d'examiner les
motivations, les méthodes et les conséquences de ces pratiques pour comprendre
leur légitimité et leur conformité aux principes démocratiques. Une telle étude
permettrait d’apporter une perspective critique sur leur incidence sur les
droits fondamentaux.
En somme, quoiqu’il n’existe pas de données
publiques sur la cyber surveillance des citoyens par l’Etat haïtien, cette
absence de données nous invite à la prudence à tirer des conclusions. D’autant
plus que sur les réseaux sociaux, les organes publics et les officiels ont
tendance à bloquer les individus critiques et interdire les commentaires. Il
est important de développer une culture de reddition des comptes et de la
transparence avec des garanties claires sur les limites de l’Etat dans le cadre
de son utilisation des outils numériques dans la surveillance.
[1] Le rapport est disponible à l’adresse : https://www.accessnow.org/cms/assets/uploads/2022/12/KeepItOn-2021-Report_French-Translation.pdf
, dernière consultation le 09 décembre 2022
[2] David Pegg and Sam Cutler What is Pegasus spyware and how does it hack phones?, (18 Juillet
2021) a l’adresse https://www.theguardian.com/news/2021/jul/18/what-is-pegasus-spyware-and-how-does-it-hack-phones , consulté le 11 Février 2023
[3] Le Nouvelliste Rapport de la FJKL sur les récents décrets de Jovenel
Moïse, (25 Décembre 2020) à l’adresse https://lenouvelliste.com/article/224309/rapport-de-la-fjkl-sur-les-recents-decrets-de-jovenel-moise
[4] Samuel Celiné Pourquoi les experts refusent de parler de l’Agence
nationale d’intelligence de Jovenel Moïse ? , (20 janvier 2021) à l’adresse https://ayibopost.com/pourquoi-les-experts-refusent-de-parler-de-lagence-nationale-dintelligence-de-jovenel-moise/