Nota bene : Ce texte est le transcript de l'intervention de Monsieur Jameson PIERRE-LOUIS au Cenacle des journalistes du Sud-Est qui s'est tenu le 4 Novembre 2023 à Jacmel en Haiti.
Le numérique a indubitablement changé le paysage médiatique en Haïti. Si la chute des Duvaliers a eu un effet explosif sur la création du nombre de stations de radio et de télévision. En effet, jusqu’en 1989, il existait que deux stations de télévision en Haïti. Ce chiffre est passé à 32 en 1992, soit trois ans plus tard. En 2019, le nombre de stations de radio et de télévision était de 398 dont 111 stations officiellement reconnues, selon le Conseil National des télécommunications (CONATEL). Le développement du numérique, notamment des réseaux sociaux a eu un impact disruptif sur la société haïtienne en facilitant le partage d’information entre les citoyens et l’exercice du droit à la liberté d’expression de toutes les couches de la société, même les plus vulnérables. Brisant pour ainsi dire les verrous économiques de la création des medias et de l’exercice de la liberté d’expression.
Tout
en reconnaissant les bienfaits des réseaux sociaux, la prolifération des medias
en ligne et la plateformisation de la création des contenus suscitent plusieurs questionnements sur le
régime de la responsabilité des acteurs dans l’espace numérique.
L’aterritorialité du cyber espace soulève des difficultés quant à
l’applicabilité des lois, notamment il est de plus en plus difficile de
déterminer les compétences matérielles et juridictionnelles de l’État. Par
ailleurs, la présence des membres de la diaspora dans le cyber espace haïtien
pousse donc à redéfinir les critères de compétence de l’autorité haïtienne et à
recourir à la coopération internationale afin de combattre l’utilisation
abusive des médias. En outre, il est remarqué une présence accrue des membres
de gangs sur les réseaux sociaux en quête de légitimité. Ces derniers utilisent
les plateformes en ligne pour recruter (Rappelons-nous d’une publication de
Barbecue appelant tous ceux qui le souhaitent à le rejoindre) et propager leur
violence dans le but d’accroitre la peur du crime au sein de la population.
Face
ces nouveaux défis liés au numérique, il se pose la question sur le dispositif de
la régulation des médias a l’ère du numérique en Haïti. Bien avant d’essayer
d’apporter une réponse ou plutôt une proposition de solution à cette question,
il faut nous rappeler ce que ce sont les médias.
Les
médias par définition, ce sont les moyens qui permettent de diffuser une
information à un public. Selon la façon dont ils traitent l’information, les
médias se classent en différents groupes.
Les
médias imprimés, dans lesquels les informations sont écrites, illustrées par
des photos, puis imprimées sur du papier. Le public est composé de lecteurs de
journaux et de magazines.
Les
médias radiophoniques diffusent les nouvelles sous forme de son à la radio, et
des auditeurs les écoutent.
On
parle de médias audiovisuels pour les informations diffusées à la télévision
sous forme de sons et d’images. Elles sont regardées par des téléspectateurs.
Avec
l’avènement du numérique : La presse, la radio et la télévision diffusent
aujourd’hui aussi des journaux et des émissions sur Internet. Il existe également
des médias de presse en ligne qui publient des informations écrites ou filmées
uniquement sur Internet. Enfin, le groupe des médias sociaux, comme les réseaux
Facebook ou X, utilise des outils de partage et de discussion sur Internet.
Face
à cette convergence technologique, il est évident que l’on doit repenser le
modèle de régulation des médias dans le pays. Cette réforme de la régulation implique que
l’on doit auditer nos lois et remodeler nos institutions.
De prime abord, faisons remarquer que la
plupart des lois sur les médias, en plus de ne pas être applicables aux défis
actuels, ne sont pas conformes et sont imprécises par rapport aux principes de
la liberté d’expression. En plus de cette inapplicabilité des lois, le pays
patauge dans une ambiguïté institutionnelle de la régulation des médias.
Pour
nous convaincre de l’imprécision et la non-conformité des lois, examinons
quelques exemples.
1) Les
dispositions de la Constitution haïtienne par exemple sur la presse en son
article 28(2) établit l’exigence pour le journaliste de "vérifier
l'authenticité et l'exactitude des informations". Les dispositions de cet
article sont imprécises sur l’instance responsable de veiller au respect de
cette exigence par les journalistes. Dans le cas où elle est appliquée par
l’Etat, cette exigence pourrait être utilisée pour censurer toute information
dont l’authenticité et l’exactitude serait impossible à prouver. Il risque
aussi d’écarter les débats qui sont essentiellement alimentés par des idées et
opinions à caractère subjectif sur la scène politique.
2) L’article
40 de la loi mère sur les informations détenues par l’Etat haïtien restreint
l’accès à ces informations au seul motif de la protection de la sécurité
nationale. Toutefois, la sécurité nationale est un terme vague pouvant être
interprétée différemment selon les contextes et acteurs. A ce jour, aucune loi
ne définit précisément les éléments de la sécurité nationale. Encore moins
est-il possible de cataloguer les informations qui sont protégées en raison de
la sécurité nationale. Cette lacune dans la loi haïtienne est contraire au
principe 1.2: Toute restriction de
l’expression ou de l’information qu’un gouvernement cherche à justifier par des
motifs de sécurité nationale doit avoir comme véritable but et comme effet
démontrable de protéger un intérêt légitime de sécurité nationale.
3)
L’article 51 Décret du 12 octobre
1977 par exemple soumet les informations divulguées par les radios aux critères
d’exactitude, d’objectivité et d’impartialité et doivent provenir de sources
autorisées au moment de la transmission. Cet article peut reposer sur la
préconception qu’il existe qu’une seule vérité incontestable et toutes
déclarations contraires à celle-ci sont fausses. Ces dispositions sont
incompatibles avec le principe 7 de la Déclaration de principes sur la liberté
d’expression qui dispose : L’assujettissement
de l’expression à des conditions prédéterminées, telles la véracité,
l’opportunité et l’impartialité, imposées par les États sont incompatibles avec
le droit à la liberté d’expression reconnu dans les instruments internationaux.
En outre, elles impliquent que toutes les informations de la radio non
conformes à ces critères doivent être censurées préalablement. De telles
conditions violent le principe de l’imposition ultérieure de la responsabilité
prévue par l’article 13 de la Convention américaine des droits de l’homme.
4)
Par
ailleurs, tous les abus de la liberté d’expression sont sanctionnés par un
régime pénal excessif. Le code pénal
haïtien en vigueur a été élaboré dans un contexte politique et technologique
différent de notre temps. Les lois sur les délits de presse datent d’un
contexte politique réfractaire à l’exercice de la liberté d’expression et
reflètent une volonté de contrôler cet exercice. L’article 313 du code pénal
par exemple punit le délit de diffamation d’une peine correctionnelle d’un an à
trois ans et d’une amende de trois cents à mille cinq cents gourdes si le fait
imputé est de nature à mériter la peine des travaux forcés à perpétuité et d’un
emprisonnement de six mois à un an et une amende de cinq cents gourdes dans
tous les autres cas. L’article 314 quant à lui restreint considérablement les
moyens de défense en matière de diffamation. En plus de la diffamation, le code
pénal punit d’emprisonnement et d’amende d’autres abus de la liberté
d’expression tels que : l’outrage à des personnes dépositaires de l’autorité
publique (article 183 et suivants). Dans
son dernier examen périodique, l’Unesco avait appelé Haïti à dépénaliser la
diffamation.
Encore, sur la loi sur les propos
offensifs aux fonctionnaires publics, la Cour interaméricaine des droits de
l’homme a plusieurs reprises déclarée l’incompatibilité de ces lois avec la
Convention américaine[1]. La
CIDH a par ailleurs déclaré que : « L'application de lois protégeant
l'honneur des fonctionnaires publics agissant dans le cadre de leurs fonctions
officielles leur accorde de manière injustifiée un droit à la protection dont
ne disposent pas les autres membres de la société. Cette distinction renverse
indirectement le principe fondamental d'un système démocratique qui soumet le
gouvernement à toutes sortes de contrôles, dont la surveillance populaire, pour
prévenir ou contrôler tout abus de son pouvoir de coercition. Si l'on considère
que les fonctionnaires publics qui agissent de manière officielle sont, en tout
état de cause, le gouvernement, alors les personnes et la population toute
entière ont ce droit précis de critiquer et de scruter les actes et les
attitudes de ces fonctionnaires en ce qui concerne la fonction publique »
5)
Enfin,
faisons le remarquer afin que l’erreur ne se répète pas. En 2017, la
proposition de loi sur la diffamation portée par l’ancien Sénateur Edwin ZENNY
est la seule tentative moderne du parlement de réglementer la liberté
d’expression en Haïti. Cette proposition de loi, votée au sénat haïtien le 14
mars de la même année, n’a pas fait l’objet des votes de la chambre des députés
en raison de la mauvaise réception par les différents groupes de la société
civile et de la communauté internationale. Elle a été reprochée de son
ambigüité et de sa non-conformité avec les normes internationales sur la
liberté d’expression. L’association des journalistes haïtiens, dans sa position
sur cette loi a dénoncé : « …le caractère abusif de ce texte qui
viole certains principes fondamentaux de droit pénal comme le principe de la
présomption d’innocence et celui de la culpabilité. L’AJH croit que dans l’état
actuel du texte voté par l’assemblée des sénateurs, il représente un danger
pour la démocratie en général et pour la liberté d’expression en particulier.»
En outre, plusieurs dispositions
de cette proposition violent les principes de la présomption d’innocence et de
la responsabilité pénale. En effet, l’article 12 de cette proposition prévoyait
l’implication de la responsabilité des organes de presse pour les propos
diffamatoires prononcés par des tiers. Cette disposition est incompatible avec
le principe de la responsabilité personnelle. L’article 5 a par ailleurs prévu
que les personnes qui ont commis une diffamation s’engagent pénalement et ne
jouit pas de bonnes vies et mœurs. Alors que dans la législation haïtienne
seules les personnes condamnées à des peines afflictives et infamantes ne
jouissent plus de bonnes vies et mœurs.
Nous avons attiré l’attention sur
cette proposition de loi dans le but de rappeler que l’encadrement des médias
et la liberté d’expression obéit à des principes inviolables prévus par des
instruments internationaux. Autrement dit, il ne suffit pas de vouloir
réglementer les médias pour le faire, il faut veiller à ce que les lois ne soient
pas en elles-mêmes une violation des droits fondamentaux.
Les lois
sur les médias et les abus de la liberté d’expression en raison de leur
ancienneté et leur non-conformité avec les normes internationales ne sont pas
appliquées dans la pratique par les juges. Les plaintes n’ont pas souvent de
suite judiciaire. Cette situation en plus de provoquer un désordre
organisationnel au sein du secteur des médias, favorise l’impunité et conforte
les acteurs à continuer à violer le droit à la liberté d’expression, notamment
le droit d’informer.
Ce
déficit juridique appelle donc l’intervention du législateur pour définir un
cadre juridique adapté aux transformations du secteur des médias, notamment sur
la publicité, les relations entre les journalistes et les politiques et de
nouvelles incriminations des abus de la liberté d’expression respectant les
droits fondamentaux et qui prennent en compte les mutations provoquées par les
nouvelles technologies.
Dans
le paysage institutionnel de la régulation, on retrouve en premier plan le
Conatel qui est le régulateur par excellence des questions liées aux
télécommunications. Pour certains, ce rôle traditionnel de la régulation du
conseil national des télécommunications en fait, l’institution qui devrait
s’occuper des questions des médias dans l’espace numérique. Pour d’autres, les
prérogatives légales du Conatel ne lui permettent pas de réguler les médias à
l’ère du numérique. L’un des arguments privilégiés est certainement
l’ancienneté de la loi sur le Conatel.
Une
analyse combinée du Décret redéfinissant la mission du Conseil National des
Télécommunications et fixant ses attributions en ce qui attrait à la
planification, la réglementation et le contrôle des services de télécommunication
du 20 aout 1987 et le décret accordant à l’état le monopole des services de télécommunications
nous apprend (en tout cas, ma lecture de ces lois) que les prérogatives en
matière des télécommunications ne suffisent pas pour permettent au conseil de
réguler les médias dans l’espace numérique. Ce rôle est beaucoup plus aisé pour
les médias traditionnels et les services de télécommunications comme les
compagnies de services téléphoniques… puisque le conseil peut aisément menacer
d’enlever ou tout bonnement enlever leurs licences de fonctionnement en guise
de sanctions. Alors que les médias traditionnels dépendent directement de
l’infrastructure technologique du pays. Les plateformes constituant le cyber
espace appartiennent à des entreprises privées à dimension internationale et
échappent aux actions de l’Etat haïtien.
A
ce niveau de notre discussion, il est important d’établir la différence entre
la régulation technique et la régulation des contenus.
Le
régulateur technique attribue par exemple les fréquences assignées à
l’audiovisuel, des conditions optimales d’utilisation pour les professionnels
et des normes d’exploitation des signaux électriques et définir les standards
dans son secteur. C’est le cas pour l’ICANN dans l’écosystème d’Internet. Alors
que le régulateur de contenus intervient dans la lutte contre la manipulation
de l’information et les discours haineux, pour ne citer que ces exemples.
Dans
le cas du Conatel, son rôle jusqu’à présent ressemble davantage aux
descriptions d’un régulateur technique et économique des télécommunications.
Quant à la régulation des contenus, ce rôle n’est attribué à aucune autorité
spécifiquement dans le pays.
En
guise de rappel, techniquement l’internet regorge de régulateur comme l’ICANN,
l’Internet society et l’IEE, pour ne citer que ces exemples. Dans le cyber
espace donc, le régulateur doit intervenir pour définir les comportements
éthiques et régulariser les contenus. En
l’absence d’une autorité légalement désigné, certains observateurs haïtiens ont
fait remarquer que l’intervention du ministère de la communication lors du mondial
au Qatar s’apparente à l’intervention d’un régulateur de contenus.
Toutefois,
faute de capacités et/ou d’intérêts, la régulation des médias dans l’espace
numérique ne fait pas l’objet des discussions publiques émanant des instances
gouvernementales. Dans ce contexte, La plupart des associations de médias
recourent à l’autorégulation. C’est-à-dire le recours aux normes volontairement
développées et acceptées par ceux qui prennent part à une activité dont le code
de déontologie des journalistes haïtiens en est un exemple proéminent.
Fort
de ces informations, nous croyons que la régulation des médias a l’ère du
numérique est une question complexe recouvrant diverses problématiques. De ce
fait, s’il est vrai qu’il est impératif de remodeler la régulation
institutionnelle par la création d’une instance de régulation capable de répondre
aux défis actuels liés au numérique, comme on l’a fait en France par exemple
depuis le 1 janvier 2022 avec l’autorité de régulation de la communication
audiovisuelle et numérique (ARCOM) ou au Niger en Afrique avec le Conseil supérieur
de la communication depuis le 07 juin 2012, une régulation efficace des médias en
Haïti doit répondre aux enjeux multiples de celui-ci.
Autrement
dit, les problématiques des médias sont de plusieurs ordres : économiques,
fiscales, commerciales et liés aux droits humains, pour ne citer que ces
exemples. Dans de tels cas, il appert donc qu’il nécessite l’intervention de différents
acteurs dans leur domaine spécifique. Pour
illustrer notre propos, la régulation des médias dans leur aspect fiscal fait
intervenir la DGI, dans leur aspect commercial (par exemple la concurrence déloyale)
le ministère du commerce, dans leur aspect technologique, l’instance de régulation
dans ce domaine.
Que
pouvons nous tirer comme conclusion après cette analyse de la régulation des médias
en Haïti. La première conclusion est que les lois sont inadaptées aux défis
actuels liés au numérique en raison de leur adoption dans un contexte
technologique différent de la nôtre. Par ailleurs, la plupart des lois en
vigueur ont été promulguées par des gouvernements réfractaires a l’exercice de
la presse, et les lois reflètent cette volonté de la contrôler. Ensuite, les
prérogatives et les moyens du Conatel ne lui permet pas de faire face aux
enjeux des médias dans l’espace numérique. S’il est plus aisé pour le conseil
de régulariser l’aspect technique des médias traditionnel comme la radio et la télévision,
et d’interdire certains types de contenus divulguées par le biais de ces
médias. Il est quasi impossible d’imposer de telles contraintes aux médias dans
le cyber espace par exemple.
Pour ce faire, nous recommandons la création d’une autorité de régulation indépendante de la communication avec le pouvoir et les moyens pour régulariser les médias et la communication dans l’espace numérique. Tout en encadrant et renforçant les regroupements professionnels des médias. Cette réforme institutionnelle doit aussi s’accompagner du développement de la justice haïtienne afin qu’elle puisse punir ceux qui abusent de l’expression dans le cyber espace.
Une
reforme de nos lois et de nos institutions pour une meilleure régularisation
des médias a l’ère du numérique ne peut être que bénéfique à la démocratie, au
renforcement de l’état de droit et la liberté d’expression est reconnu dans les
objectifs de développement durable, notamment dans l’objectif 16. L’effectivité
de la régularisation des médias concourir à la restauration de la paix et le
renforcement des institutions démocratiques en Haïti.
Je
vous remercie pour vos écoutes !
[1] I/A Court H. R., Case of Palamara-Iribarne v.
Chile. Merits, Reparations and Costs. Judgment of November
22, 2005. Series C No. 135.