Redéfinir la sécurité en Haïti

 



Depuis plus de ses vingt ans d’existence, la police nationale n’a connu de crise aussi aigue que celle des revendications des policiers pour la formation d’un syndicat, qui ont occasionné des actes de vandalisme d’établissements et de biens publics comme moyen de pression. Ces évènements ont débuté alors que le pays vient de passer une de ses pires crises historiques. Plus de 77 personnes ont été tuées durant les manifestations 2019-2020 et 200 blessées par balles d'après le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH[1]. Durant cette même période, le pays a enregistré un nombre record de cas d’homicides sur huit mois dans une même année. L’exacerbation des tensions sociales ont donné lieu de manière inédite aux échanges entre les deux forces armées du pays.

Le phénomène « peyi-lok » a mis à nu, si besoin était, l’inhabilité de l’Etat à rétablir et garantir la sécurité de l’ensemble du territoire. En plus de cela , le chef du Gouvernement actuel a laissé entendre dans un enregistrement audio circulé sur les réseaux sociaux , qu’il a authentifié[2] , que des officiels sont derrière la multiplication des groupes armés dans le pays.

La peur de la violence

Bien que nous devons prendre en compte les dimensions objectives de la sécurité, qui correspondent au niveau de la violence et des crimes. La peur de la violence qui correspond à l’aspect subjectif de la sécurité ne peut être négligé. Elle inclue les représentations et les comportements de la population par rapport à l’insécurité. Tout comme cette dernière, la peur du crime a de grandes incidences sur la perception de légitimité des institutions et peut causer l’abandon des espaces publics et des activités sociales par la population.

Cette peur n'a jamais été aussi forte dans le pays, pour diverses raisons, tout comme sa complexité :

1.                  Les reportages dans les médias de chefs de groupes armés leur permettant d’exposer leur capacité de violence.

2.                  L'incapacité du pays à garantir sa sécurité.

3.                  La tendance aux massacres dans les quartiers populaires (tel que celui de la Saline).

4.                  Une campagne de dénigrement des Institutions publiques et l’instrumentalisation abusive des clichés sociaux à des fins personnelles.

A contrario, ces dernières années ont été marqué par l’augmentation des institutions nationales (spécialisées)  travaillant dans le domaine de la sécurité, parmi lesquelles : [3]

1)                  Le ministère de la Justice et de la sécurité Publique

2)                  La Police nationale

3)                  Le Ministère de l’intérieur et des collectivités territoriales

4)                  Le Secrétariat d’Etat à la sécurité Publique

5)                  La FADH

6)                  L’Agence nationale d’Intelligence (ANI)

Face à ces nombreuses institutions, et le peu de résultats observés, plus d’un se questionne sur les remèdes possibles contre l’insécurité dans le pays. Sans prétention aucune d’avoir trouvé la formule magique pour résoudre les problématiques de l’Insécurité, nous voulons à travers cet article proposé une approche de solution

La première étape pour reconstruire la confiance de la population et réduire le problème de l’insécurité passe par une redéfinition de celle-ci, aussi bien que ses finalités. Nous croyons que le postulat de base d’une stratégie de sécurité devrait qu’elle est prioritairement au service de la protection du citoyen, sa sécurité et non de l’ordre public.

Rappel historique de notre vision de la sécurité

Avant de développer notre assertion, il convient de procéder à un retour historique sur les institutions de sécurité en Haïti afin d’appréhender le fondement de notre vision de la sécurité.

Il faut rappeler jusqu’à 1994, la sécurité n’a jamais été géré par un corps ayant un statut civil, même les tontons macoutes (qui n’ont été qu’un instrument au maintien de la dictature duvaliériste), malgré qu’ils ne recevaient légalement pas de salaires ni faisaient pas partie de l’armée officiellement n’avaient pas ce statut.

 « D'après les articles 52, 53 et 54 de la constitution de 1805, les forces armées se divisent en ''garde coloniale soldée'' et ''garde coloniale'' non soldée. Cette constitution dans son article 55 parle de gendarmerie à pied. Les constitutions de 1806, 1807 et 1811 représentent, tout simplement, les attributions des forces armées définies dans la charte de 1805. Quant à la constitution de 1843, malgré son caractère libéral et anti-militarisme, elle conserve la même philosophie en parlant de l'armée et de gendarmerie dans ses articles 186 et 188. Ce n'est que dans la constitution de 1897 que les termes « Police de ville » et « Police de campagne » seront expressément mentionnés (art 191), même si cette prescription ne fut jamais mise à exécution. L'idée de la séparation de la police et de l'armée connaîtra sa première armature quand on l'évoquera dans la constitution de 1946 (art 143) avec précision, bien qu'elle n'ait aucune place dans la réalité de cette époque puisque la police et l'armée ne feront qu’une seule entité au service du pouvoir établi. Enfin de compte, cette séparation fut proclamée de façon évidente dans la constitution de 1987. C'est ainsi qu'elle fut concrétisée par la loi du 28 décembre 1994 »[4]

Les stratégies de sécurité sont dominées par la « notion d'ordre public. C'est le principe fondamental de la police administrative. On peut les subdiviser en trois catégories : - Tranquillité publique ; Salubrité publique, la Sécurité publique consiste à déjouer, le cas échéant, les complots fomentés contre la sûreté de l'Etat ou à prévenir toutes formes d'accidents et s'ils se produisent, à prendre les dispositions nécessaires y afférentes. »[5]

Ce rappel historique nous permet de constater donc que les forces de sécurité en Haïti ont toujours été au service de l’ordre public. Et sous ce couvert les responsables publics plutôt que les citoyens.

 À partir de ce qui précède, il n’est plus étonnant que les forces de sécurité soient instrumentalisées pour brutaliser la population, et que des personnages publics ont plus de policiers disposés à leur sécurité personnelle que des communes entières.

Des chiffres alarmants

 Selon le rapport du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH)[6] sur les manifestations de 2018 et 2019, la mort de 60 personnes est attribuable aux autorités dans le cadre de ces manifestations alors que la mort de 73 personnes est attribuable à des membres de gangs ou des hommes armés non-identifiés. De plus, dans ce même contexte, 171 individus ont été victimes de violations au droit à la sécurité de la personne attribuable aux agents de l’État et 380 personnes ont été blessées lors d’attaques perpétrées par des tiers.

S’agissant des violations attribuées à la PNH, l’Inspection générale de la Police nationale d’Haïti (IGPNH), chargée des enquêtes administratives au sein de la police nationale visant à identifier des fautes disciplinaires commises par ses agents ou des violations des droits de l’homme, a ouvert 48 enquêtes sur les agissements d’agents de la PNH. Quinze enquêtes ont été ouvertes à l’initiative de l'IGPNH, les autres enquêtes ayant été initiées en réaction aux démarches intentées par des victimes ou leurs proches. Un an après la fin des évènements, les enquêtes administratives de 16 dossiers ont été définitivement closes, dont huit ont été transmises aux parquets au regard de la gravité de la violation (atteintes à la vie, blessure par balle, et traitement cruel, inhumain ou dégradant). Parmi ces huit dossiers, une action a été initiée dans un seul cas, concernant la mort d’un manifestant par balle, le 19 septembre 2019. Un juge d’instruction examine ce dossier depuis le 6 décembre 2019. Trente-deux des 48 enquêtes étaient toujours en attente de complément d’information en décembre 2020.

Absence d’une stratégie proactive de la sécurité

Les séquelles de la dictature duvaliériste et les tensions sociales marquées par des manifestations récurrentes pour demander des meilleures conditions de vie ont provoqué un malaise entre la population et les institutions chargées d’assurer la sécurité. Les responsables politiques préoccupés par leur maintien au pouvoir ont tendance à instrumentaliser les forces de l’ordre pour réprimer les mobilisations des opposants.

Selon un ancien directeur général de la police nationale :  Haïti souffre d’une stratégie proactive de la gouvernance de la sécurité. Pour l’ancien DG, l’élaboration d’une gestion à long terme et globale de la sécurité n’a jamais été mise sur la table des discussions entre les responsables de la sécurité. Les décideurs se contentent de mener des opérations bras-de-fer occasionnelles dans le but de donner l’impression de lutter contre l’insécurité et le banditisme. En faisant fi de cette évidence : on ne peut résoudre un problème sans s’attaquer à ses causes profondes.  De fait, on ne saurait résoudre le problème de l’insécurité sans une stratégie proactive visant à prévenir celle-ci. 

Placer le citoyen au centre des stratégies et la gouvernance de la sécurité

Malgré la reconnaissance dans les instruments internationaux des droits de l’homme du droit à la sécurité. Le concept de la sécurité a toujours été appliqué à la protection de l’ordre public plutôt que l’individu.  L’idée que le citoyen doit être placé au centre de la sécurité a émergé dans les années 1980. Cependant beaucoup d’Etats dont Haïti font face à de nombreux obstacles entravant leur transition effective à la gouvernance démocratique. Et conséquemment à définir la sécurité comme moyen de protection des citoyens et de leurs biens.

Une stratégie ayant comme pivot la protection du citoyen se fait avec la participation et l’implication des citoyens dans la gouvernance de la sécurité des communautés à travers des partenariats public-privé.

Dans la pratique d’une démarche de redéfinition de la sécurité, L’Etat doit :

-    Encourager et appuyer des études multidisciplinaires haïtiennes sur le phénomène de l’insécurité, la formation des gangs armés et leur mode de fonctionnement.

-      Consacrer le droit à la sécurité et les mécanismes de la participation des citoyens dans la gouvernance de la sécurité dans des instruments juridiques.

-       Mettre en place des mécanismes de mesures des cas de victimisation et la peur de la violence. Les données générées par ces mécanismes pourront être utilisés dans les discussions, prises de décisions et reformes relatives à la sécurité.

-       Adopter un discours neutre, c’est-à-dire non partisan et non-instrumentalisé, dans les interventions publiques.

-          Implémenter des programmes sociaux préventifs de la délinquance juvénile et la violence sur les femmes et les filles.

-          Etablir la confiance entre les décideurs et les agents de l’ordre à travers la promotion d’une culture saine au sein de la Police et l’armée.

La montée de la violence constitue une préoccupation majeure en Haïti. L’instrumentalisation des forces de l’ordre pour réprimer les mobilisations populaires, la multiplication des groupes armés et l’impunité qui s’ensuit, nous invite à réfléchir sur la redéfinition de la sécurité dans le pays. Un souci réel pour réduire l’insécurité se manifeste de prime abord par la recherche des outils scientifiques éprouvés pour comprendre les causes profondes de ce phénomène. Et la prise en compte des évidences chiffrées dans les prises de décisions et les reformes relatives à la sécurité.  Dans un ordre démocratique, une stratégie effective sur celle-ci doit placer le citoyen au centre de la sécurité.  Une gestion efficace de la gouvernance nationale et locale de la sécurité implique la participation des citoyens à travers des partenariats public-privé et la mise en œuvre de programmes sociaux visant à prévenir la délinquance juvénile et la violence sur les femmes et les filles.  La collaboration des agents de l’ordre dans l’exécution et la pérennisation de la sécurité des citoyens passe par l’établissement d’une culture de confiance avec les décideurs.

La compréhension de l’insécurité étant un phénomène complexe, elle ne peut être résolue à la divagation individuelle et les opinions populaires. L’Etat doit faire appel à la compétence et la science pour garantir le droit à la sécurité des citoyens.



[1] Crise haïtienne de 2019-2021, consulté à l’adresse https://fr.wikipedia.org/wiki/Manifestations_de_2019-2020_en_Ha%C3%AFti   consulté le 28 février 2021

[2]Robenson Geffrard ( 15 avril 2020), Joseph Jouthe présente des excuses et reconnait qu’il a utilisé des mots « un peu trop forts ». Le Nouvelliste Haiti.  https://lenouvelliste.com/article/216149/joseph-jouthe-presente-des-excuses-et-reconnait-quil-a-utilise-des-mots-un-peu-trop-forts   consulté le 28 février 2021

[3] Haïti: les détails du massacre de La Saline révélés dans un rapport de l'ONU. RFI. http://www.rfi.fr/fr/ameriques/20190622-haiti-massacre-saline-rapport-onu  consulté le 28 février 2021

[4]Joël Milot THELISMA ( 24 mai 2005), Pour mieux comprendre la police nationale d'haiti. Le Nouvelliste Haïti.  https://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/18101/POUR-MIEUX-COMPRENDRE-LA-POLICE-NATIONALE-DHAITI

[5] Ibid

[6] BINUH et le Haut-commissariat des droits de l’homme (ONU) (15 janvier 2021). Manifestations en Haïti : Leurs impacts sur les droits humains et l’obligation de l’État de protéger tous les citoyens in Rapport sur les violations et abus des droits de l’homme lors des manifestations de 2018 – 2019 en Haïti


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